dimanche 25 septembre 2022

Le Jacques sort de sa cabane. Il est déguisé en oiseau, un gros jabot rouge épanoui à son cou décharné – semblable au chiffon rouge que les petits pâtissiers de Soutine triturent dans leurs mains –, au sommet de sa tête une crête du même rouge gorgé de sang retombe sur elle-même telle une langue tressautant à chaque pas. Sa tête dressée pivote de droite et de gauche, plonge et ressort comme celle des zanni de commedia dell’arte. Avec ça une redingote en charpie et une grosse queue d’oie ébouriffée. Il s’en va tâter l’eau du bout de la patte, qu’il a bottée de caoutchouc comme pour l’affût aux canards. Il reste un long moment la patte en l’air, et puis retourne à la cabane se changer.
Je me cache. Pour poser discrètement culotte, en sauvage, observant la ville de loin, sans entendre sa rumeur. La rivière est assez large pour nous en isoler – il y a d’ailleurs, pas très loin, un encadrement à tableau, vide et planté sur un poteau de bois à hauteur de photographie pour tirer le cliché du pont avec l’enfilade de bâtisses du quai opposé, la massive collégiale au milieu, dans sa silhouette d’un autre âge. Le piège est voyant. Le panneau est vide de représentation, la rivière, la berge et ses habitants, tout est présent, tout est passé, tout est futur. Quand tu parles, le son de ta voix se perd dans l’inconnu.
Jacques est ressorti, trottant au ras du sol sous une pelisse de chaume noirci, furetant alentour, humant jusqu’à moi et me fixant du bleu-gris pâle de ses yeux. Aucun son ne sort de nos bouches mais l’échange se fait : un long transbordement qui nous ébranle intérieurement, que nous éprouvons tous deux quelques secondes avant de nous éloigner.
Je reconnais tous les arbres de cet endroit sans en connaître aucun. Je reconnais l’air qu’on y respire, sa température, ses parfums, ses irritations, sa transparence et ses brumes, ses gammes de lumière, sans rien en connaître. Je suis là et je n’y suis pas. Une araignée, curieuse, descend à toute vitesse de sa branche et vient m’interroger sous le nez, petit ventre blanc, tout rond, puis remonte le long de son fil.
 

 Journal de la rivière 11