lundi 26 septembre 2022

 Ce matin la rivière se montre huileuse, opaque, peu éloquente, elle se trouve une nouvelle matérialité, elle fait des dos de crapauds, elle m’ignore.
Je la comprends.
Avec ce genre de mots, maintenant, on ne peut écrire autre chose que des énigmes.
Le dernier mot entré dans le sac, ils ont tous perdu leur raideur. Ils ont fait la paix avec les hommes. En le regardant maintenant, le mot réticent, le mot resté en arrière, qui se cachait dans l’ombre, malingre, comme un loup apeuré qui venait se rendre, qui sentait que sa superbe, son royaume, sa forteresse  allaient disparaître, ce dernier mot est sans secret… Il fit (il crut faire) partie d’un monde vivant, mais vivant est un cours d’eau, vivant se moque des mots et court en dessous dans l’invisible, dans l’indistinct où tout se défait et refait. Sur la berge, les mots un jour baissent la garde, jusqu’au dernier. Supposons maintenant que c’était le dernier, celui-là.
Il avait quelque chose d’intime, plus encore, de familial, de générationnel. Il tenait comme un sourd accroché à la terre, ancré par l’intermédiaire de mon père et de mon grand-père, et toute la société humaine semblait refuser de me le céder. Travail, c’était ce mot, marqué du sceau de fer à cheval dans la terre et dans le destin de ceux qui en dépendaient (le terrestre ou plutôt le terreux, le paysan, aussi bien que le cheval). J’appris par mon père les mots que son père lui avait dits un jour, peut-être avec bienveillance et bonhommie, car les mots s’y prêtaient, peut-être (plutôt) avec l’autorité légendaire, sinon terrifiante, que lui savait mon père (et dont il avait pu se libérer, plus ou moins). Il me les confia un jour (ces mots, ce refrain, une sorte de maxime) inopinément, désolé que je montre si peu d’empressement à entrer dans le métier d’instituteur qu’il m’avait songé, et même dans tout métier, et elle fut pour moi, cette maxime, joyeuse et aimée tant pour sa syntaxe rare venue du latin que pour sa sagesse de vilain, digne d’un fabliau :

si tu travailles pas poulian
tu travailleras rossian

C’était peu après la rencontre de monsieur Nuit, quand ce mot commença à céder. 

 Journal de la rivière 12