L’instant est irremplaçable. Quand le souffle de l’air fait face à la poitrine de l’homme, à son chandail de laine, s’oppose doucement à sa marche, au buste, au cou, au menton un peu en avant, la casquette du vieil homme calée sur sa tête, penchée un peu en avant aussi – tout d’une pièce. La silhouette sur la photo avance contre ce petit air frais dans l’immensité de l’instant. Irremplaçable, la photo montre ce que les mots tentent de dire : la casquette, claire sur le fond vert volumineux des arbres, un peu enfoncée comme un béret, qui épouse la rondeur du crâne puis sur le devant s’écrase un peu et penche dans le mouvement décidé de la tête, le visage animé d’une souple énergie, presque douillette, presque d’oiseau, d’une légère pâleur de nid, rosée par le sang chaud logé sous la peau et la chair placide de l’homme confiant dans sa marche. Derrière l’oreille et sortant à l’arrière de la casquette, la courte chevelure blanche et lisse s’arrondit, légèrement gonflée comme la moustache blanche qu’il a sous le nez, petit nez arrondi de même que le menton. Par-dessus le chandail clair, il porte une veste ouverte, bleu-indigo-violet, couleur de fruit, veste de travail ou blouson. Le pantalon gris est un pantalon de ville. L’instantané de la photo suspend sa marche dans son énergie souple, un peu lourde, projetée en avant tout d’une courbe, prête à pivoter de l’appui d’une jambe sur l’autre, celle en arrière décrivant avec l’épaule et le bras qui tient les mains dans le dos une gracieuse ligne fuselée d’oiseau qui s’élève lentement.
Sur l’étroit sentier il longe la rivière calme qui glisse en verts irisés devant le front impressionnant des feuillages épanouis qui se mêlent sur la rive opposée. Un peu au-dessus de sa tête on voit une partie du grand cyprès qu’il vient de dépasser et qui lui fait une voûte généreuse de ses branchages désordonnés, verts et crus. Il maintient le cap de ses pas sur la ligne d’aval de la rivière.
Cet homme que je ne connaissais pas, je l’avais photographié avec le souvenir d’un autre homme que je ne voyais plus, après avoir aimé le regarder passer, presque régulièrement, fasciné et inquiet de le voir porteur, comme aussi d’autres hommes qu’il m’évoquait, de richesses subtiles et rares que le temps allait emporter.
L’homme de la photo était moins âgé, moins aristocrate, plus paysan, il l’avait remplacé en quelque sorte comme une génération en remplace une autre. Il me faisait penser que ma place pourrait se trouver à leur suite.
De passage dans cet immense décor de la rivière où l’imposant rideau de fond végétal change et entremêle ses couleurs au fil des saisons, les humains n’ont pas moins leur place, dans la même danse des particules qui forme le cours d’eau, l’air et tout ce que contient la composition. Est-ce cela, cette complétude, cette danse, que vise le regard esthétique, le regard de l’imagination... prenant la photo, dans l’urgence du désir instantané, sait-on, ou devine-t-on, ce que l’on cherche à capturer ?
Depuis quelques années, je ne prends plus de photos. On ne peut pas photographier monsieur Nuit... ni, bien sûr, cela je n’y ai jamais songé, la rivière...
Dans le texte des mots cachés reviennent de temps en temps, semblent insister, jusqu’au moment où ils remontent au grand jour, où ils sont arrivés à leur fin... la longueur de temps est de mise... c’est sans doute pourquoi on est là, près de la rivière. Se disant : elle est déesse en la matière... et l’on est un enfant.
Journal de la rivière 18