Je ne vais plus sans mon sac sur le dos.
Je pense soudain, arrivant sur la berge... ce n’est pas la première fois que je jette des mots à la rivière.
L’eau les avait avalés presque aussitôt ; sans en faire grand cas. J’ai vu comment elle s’y prend avec les mots... c’est une minuscule friandise, elle les lèche et les disloque, aussitôt. Sans doute ont-ils du goût, des nuances de goût, des pointes de saveur... mais pour elle c’est infime, pour ce monstrueux appétit. J’imagine qu’elle se régale, mais je n’ai aucune idée de la minuscule sensation que peuvent lui procurer des mots, même choisis savamment, précisément, comme l’avaient été ceux de mon cahier. Toute ogresse qu’elle soit, la rivière est douée d’une fine diversité de dégustations, de déglutitions, de déliaisons, dissolutions, ondulations et roulés, coulés ou lâchers ; de tous ces talents elle ne laisse entrevoir qu’un éclair.
Il est certain qu’elle a tiré le goût des mots de mon cahier en un subtil instant, quand j’aurai, non moins subtilement mais au cours de deux ou trois années précédentes, élaboré ce miel d’écriture au péril des ressources de mon cerveau et de mon corps affolé. J’ai gardé, je m’en souviens bien, une sorte de nausée pendant plusieurs semaines – peut-être le temps, vu depuis mon propre imaginaire corporel, que l’encre des pages soit entièrement recyclée.
J’avais écrit ce « journal de la rivière », jour après jour, tenté de noter ses couleurs indéfinissables mais qui sont sa beauté même, comme s’il me fallait l’avoir dans la peau, définitivement, avec sa palette de nuances infinies et toujours surprenantes.
Le cahier, bleu de couverture, d’un bleu d’immensité dans la main, lustré et constellé de trajectoires minuscules qui s’effaçaient comme des étoiles dans l’azur du matin, ce cahier porteur d’irréel et de laborieuse pâtée nous était devenu tellement commun, à la rivière et moi, tellement frère, parent, familier que lorsque j’en envoyai la copie à l’éditeur, quelques jours après, n’y tenant plus, comme fautif, je lui téléphonai pour lui dire de me renvoyer le manuscrit, que j’abandonnais l’idée de le faire publier. Il tenta de comprendre le fond de ma pensée, mais il n’y en avait pas, hormis l’impatience que je ressentais. Et j’ai pu ainsi jeter – ou relâcher – le cahier dans la rivière. Alors se termina – ou s’éloigna – ce long épisode d’une histoire trop proche entre elle et moi.
Mon sac sur le dos, j’arpente maintenant la berge, plus de dix mille journées ont dû couler depuis lors, me donnant à comprendre que la rivière, qui a bien voulu manger les mots du cahier – comme elle mange tout ce qui vient à sa portée – a sa propre langue, son propre métabolisme monstrueux et beau, que je ne puis que tenter d’entendre. Je rétablis gaillardement le sac sur mon dos, je sens le petit personnage du vieux monsieur Nuit qui ballotte dans son sommeil.
Journal de la rivière 7