J’ai trouvé un personnage. Je ne suis plus seul. Depuis quelque temps, tout m’impatientait, me travaillait. Enfin nous nous sommes trouvés.
J’ai trouvé monsieur Nuit – oui, pourquoi ne pas l’appeler monsieur Nuit, lui-même ne sait plus très bien comment il se nomme, l’autre jour c’était : Nuit-et-Jour, et voilà qu’il me dit « Appelez-moi monsieur Nuit si vous voulez faire de moi un personnage. »
« Faites-moi traverser le pont, ce jour d’eau grise jaune-vert-bleu-marron, c’est cette rivière qui me donne le goût du jour », me dit-il encore, avant de s’endormir, le sac sur le dos, les yeux fermés, la tête fléchie.
Le sac est lourd, il l’aura entraîné.
Il me donne en passant une phrase ou deux à la volée pour que je puisse le suivre. Le sac qu’il porte sur son dos est le plus mystérieux de sa personne ; il le tient comme un gros baluchon, d’une main par-dessus l’épaule ; c’est gonflé, bosselé, bien vivant, comme un ourson.
Car ce ne sont pas des choses inertes, non, c’est son lot d’existence là-dedans, c’est ce qui le fait vivre, visiblement... c’est la nuit qu’il porte sur son dos.
C’est sa nuit qu’il porte comme un boiteux porte sa jambe, comme un ventru porte son ventre.
Mais il le pose, son sac. Il me l’a dit qu’il le pose et c’est cela le plus mystérieux... je ne sais pas ce qu’il en fait.
Je me retiens de faire de lui une marionnette, un polichinelle, une pâte à modeler... c’est tentant de faire des personnages imaginaires !
Mais l’homme est bien là, il a son sac, et ses organes qui le tourmentent, les pieds douloureux, les orteils gonflés d’engelures car le sang circule mal. Il faut le porter pour lui faire traverser le pont. Il ne supporte pas le fauteuil roulant, pas même l’idée de fauteuil, qu’il soit roulant ou non.
Maintenant il marche, jusqu’à s’endormir debout, derrière moi. Il s’appuie sur mon dos comme un enfant. Il n’est pas bien lourd, guère plus qu’un nuage, à ce que je sens. Faut-il aussi que je l’appelle monsieur Nuage ?
Je ne lui ai pas mis d’oreiller sous le menton, je l’ai laissé ainsi, la tête en suspens. Il s’est réveillé au bout de deux ou trois minutes.
« Sais-tu que j’étais sur le dos d’une gazelle dans le concerto de Brahms, là le violon me tire un fil d’or, me lance, m’effile et me jette à la volée dans le lit de l’orchestre comme un courant dans une rivière. Si tu viens dans cette musique, tu écoutes et tu racontes ce qui t’arrive, ton corps poisson parmi les poissons de l’eau. J’ai tout ça dans mon sac, sais-tu !
Si tu me prends, si tu m’emportes avec toi n’oublie pas la moitié de mes affaires : le jour et la nuit, le cheval, la gazelle, le violon, les poissons, arrange-toi pour tout mettre. »
En partant j’ai pris ce sac sur mon dos... d’un simple mouvement je me suis redressé, ragaillardi, je l’ai fait mien.
Journal de la rivière 6