jeudi 2 février 2023

Les ravaudeurs

 Tout ce qu'il y a dans nos cabanes : de la lumière, de l'air, quelques outils, quelques objets, des livres, du papier, des crayons. Et puis nous, qui entrons et sortons, partons, pour certains, arrivons, pour d'autres... Les ravaudeurs, j'emprunte ce nom, provisoire, au dernier livre de Bruno Latour.

« Sur Terre, rien n'est exactement "naturel" si l'on entend par là ce qui n'aurait été touché par aucun vivant : tout est soulevé, agencé, imaginé, maintenu, inventé, intriqué par des puissances d'agir qui, d'une certaine façon, savent ce qu'elles veulent, en tous cas visent un but qui leur appartient en propre, chacune pour elle-même. Il y a peut-être bien des "choses inertes", des formes qui se défont sans but ni volonté, mais pour les trouver, il faut aller de l'autre côté, en haut vers la lune, en bas vers le centre du globe, au-delà du limes, dans cet Univers qu' l'on peut connaître, mais dont on ne pourra jamais avoir d'expérience corporelle. On le connaît d'ailleurs d'autant mieux, cet Univers, qu'il s'agit de choses qui s'effondrent peu à peu selon des lois qui leur sont extérieures, et dont l'effondrement est par conséquent calculable à la dixième décimale près. Alors que les agents qui soulèvent et maintiennent Terre, on a toujours un peu de peine à les calculer, car ils s'obstinent, sans obéir à aucune loi qui leur serait étrangère, à remonter la pente que les autres ne font que descendre. Comme ils rament toujours à contre-courant de l'entropie, avec eux, c'est toujours la surprise. "Infra-lunaire" et "supra-lunaire", finalement, ce n'était pas de si mauvais termes pour repérer le tracé de cette grande répartition.
Ce serait commode de dire que la génération de tes parents voient la mort partout et que la génération suivante voit la "vie" partout, mais le terme n'a pas le même sens dans les deux camps. Ceux qui se considèrent comme les seuls êtres doués de conscience au milieu des choses inertes, ne comptent comme vivants qu'eux-mêmes, leurs chats, leurs chiens, leurs géraniums et peut-être le parc où ils vont se promener, une fois Grégor jeté aux ordures, à la fin de la nouvelle. Or "vivant" pour toi qui as subi la métamorphose, ne se dit pas seulement des termites, mais aussi de la termitière en ce sens que, sans les termites, tout ce amas de boue ne serait pas ainsi agencé, dressé comme une montagne au milieu d'un paysage (mais il en est de même, de ladite montagne et dudit paysage...). Sans oublier, réciproquement, que les termites ne vivraient pas un instant hors de la termitière qui est à leur survie ce que la ville est aux urbains.
J'ai besoin d'un terme qui dise que, sur Terre, "tout est vivant", si tu entends par là aussi bien le corps agité des termites que le corps rigide de la termitière, les foules qui se pressent sur le pont Charles aussi bien que le pont Charles, le renard aussi bien que la peau de renard, le castor aussi bien que son barrage, les bactéries et les plantes aussi bien que l'oxygène qu'elles émettent. Bioclastique ? Biogénique ? En tous cas artificiel en ce sens quelque peu inhabituel que l'invention et la liberté y sont toujours engagées — d'où les surprises à chaque pas. Sans oublier la sédimentation qui fait que la termitière, le pont Charles, la fourrure, le barrage et l'oxygène demeurent un peu plus longtemps que ceux dont ils émanent — à condition que d'autres puissances d'agir, termites, bâtisseurs, renards, castors ou bactéries en maintiennent l'élan. Contrairement aux étranges habitudes de la génération qui nous précède, nous autres les terrestres, nous avons appris à utiliser l'adjectif "vivant" pour désigner les deux listes, celle qui commence par termite, et celle qui commence par termitière sans jamais les séparer. Ce que les autres peuples n'avaient jamais oublié. »

Extrait de Où suis-je ? de Bruno Latour, 2021

samedi 21 janvier 2023

Double page du matin

à André

Ce 21 janvier, imagine un autre décor, ma maison-cabane dans la ville, avec ses fenêtres de chaque côté. Quelques grains de neige sur les toits à mon lever. Et bien vite un éclatant soleil déjà haut dans le ciel. Tandis qu'à l'ouest, vers ton Auvergne, un magnifique velouté bleu prune.
Trois corbeaux passent sans me saluer personnellement mais je sens dans leur tranquille brassée de concert l'amical compagnonnage auquel ils m'associent, et je n’empresse de leur rendre la pareille en leur ouvrant une page de ma fenêtre.

dimanche 11 juillet 2021

The show is over

« La comédie est terminée »
Traduction par Olivier Claude Marchand sur son blog de Mediapart
du discours prononcé par Greta Thunberg le 1er juillet 2021 lors d'un sommet pour le climat à Vienne, le discours originel en anglais peut se trouver dans ce lien : https://gretathunberg.medium.com/the-show-is-over-66e03dd38efa
Ce sommet a été organisé à l'initiative d'Arnold Schwarzenegger. Se sont aussi exprimés la chancelière allemande Angela Merkel, l'envoyé présidentiel spécial pour le climat des États-Unis John Kerry ou encore le Secrétaire général des Nations Unies António Guterres. Le contexte du discours peut également se trouver dans ce lien : https://www.ouest-france.fr/environnement/climat/greta-thunberg/climat-un-nouveau-requisitoire-de-greta-thunberg-contre-les-dirigeants-des-pays-riches-8a5d41ea-da74-11eb-a1ee-2b9888892cf0

début du discours
La comédie est terminée

Demain, 150 semaines se seront écoulées depuis que nous avons commencé les grèves scolaires pour le climat. Au cours de cette période, de plus en plus de personnes à travers le monde se sont réveillées face à la crise climatique et écologique, exerçant davantage de pression sur vous, les gens au pouvoir.

Au bout du compte, la pression de la population était trop forte, vous aviez les yeux du monde rivés sur vous. Alors, vous avez commencé à agir. Non pas agir en prenant des mesures pour le climat, mais agir comme dans un jeu de rôle sur scène. C'est-à-dire en jouant à la politique, sur les mots, avec notre avenir.

Vous prétendez endosser vos responsabilités. Vous prétendez agir en sauveur tout en essayant de nous convaincre que vous avez pris les choses en main, mais pendant ce temps le fossé entre votre rhétorique et la réalité ne cesse de se creuser davantage. Et comme le niveau de conscience est bas, vous vous en sortez presque.

Mais soyons clairs, ce que vous faites n'a rien à voir avec l'action climatique ou une réponse à l'urgence climatique. Cela n'a jamais été le cas. Ce ne sont que des tactiques de communication déguisées en actions politiques. Vous, et plus particulièrement les pays à revenu élevé, vous prétendez changer et écouter les jeunes alors que vous continuez à peu près exactement comme avant.

Vous prétendez prendre la science au sérieux en déclarant "la science est de retour" tout en organisant des sommets pour le climat sans même inviter un·e seul·e climatologue et lui donner la parole. Vous prétendez faire la guerre aux combustibles fossiles tout en ouvrant de nouvelles mines à charbon, des champs de pétrole et des oléoducs. Vous ne vous contentez pas seulement de continuer comme avant, dans de nombreux cas vous accélérez et étendez même le processus.

Vous prétendez avoir les politiques climatiques les plus ambitieuses tout en accordant de nouvelles licences pétrolières et explorant de futurs champs de pétrole. Vous fanfaronnez devant vos soi-disant engagements climatiques ambitieux, lesquels sont, à regarder de manière holistique, largement insuffisants, et sont ensuite pointés comme n'arrivant même pas à atteindre ces objectifs.

Vous prétendez vous soucier de la nature et de la biodiversité alors que le monde coupe chaque seconde une surface forestière de la taille d'un terrain de football. Vous prétendez être un leader du climat tout en actant une future politique agricole commune qui rendra l'Accord de Paris absolument impossible à respecter.

Vous faîtes semblant de "reconstruire en mieux" après la pandémie alors que des sommes d'argent considérables ont déjà été mobilisées, et non dans des projets verts - quoi que le terme "vert" puisse bien vouloir dire. Le G7, à titre d'exemple, dépense des milliards plus pour les combustibles fossiles et les infrastructures qui y sont liées que pour l'énergie propre.

Vous compensez cela avec de belles paroles et des promesses qu'une personne dans le futur annulera d'une manière ou d'une autre et les réduira pour le coup à "zéro net". Et, lorsque vos mots vides ne suffisent pas, quand les protestations font trop de bruit, vous réagissez en rendant les protestations illégales.

Bien entendu, nous nous félicitons de tous les efforts pour préserver les conditions de vie présentes et futures. Et ces objectifs lointains de réduction des émissions à zéro net pourraient être un bon début, s'ils n'étaient pleins de failles et de lacunes. Comme lorsque vous excluez les émissions des marchandises importées, celles du transport international aérien et maritime, tout comme de la combustion de la biomasse, comme en manipulant les inventaires des émissions de référence, en ne prenant pas en compte la plupart des boucles de rétroaction et des points de basculement, en ignorant l'aspect mondial absolument crucial d'équité et des émissions historiques, tout en rendant ces objectifs complètement dépendants de technologies actuellement à peine existantes et à des échelles fantaisistes.

Mais au fur et à mesure que vos actes se poursuivent, nous sommes de plus en plus nombreux·euses à voir clair derrière vos notes et vos jeux de rôle. L'écart entre vos actions et vos mots devient impossible à ignorer. Alors que de plus en plus d'événements météorologiques extrêmes font rage autour de nous.

Par conséquent, les jeunes à travers toute la planète ne sont plus dupes de vos mensonges. Vous vous éloignez de plus en plus de nous et de la réalité. Il y a quelques années, on pouvait encore affirmer que nous allions dans la bonne direction. Aujourd'hui, ce n'est plus possible. 2021 est en train de devenir l'année avec la deuxième plus forte augmentation des émissions jamais enregistrée.

Vous dites qu'il faut avancer lentement pour embarquer la population. Cependant, comment comptez-vous honnêtement embarquer qui que ce soit si vous ne traitez pas cette crise comme une crise ?

S'il est une chose que la pandémie a prouvé une fois pour toutes, c'est que les urgences climatique et écologique n'ont jamais été traitées comme des urgences.

La crise climatique est aujourd'hui, au mieux, traitée uniquement comme une opportunité pour les affaires pour créer de nouveaux emplois verts, de nouveaux marchés et technologies verts.

Au fur et à mesure que la pandémie se déroulait, vous n'avez pas dit "cela profitera à l'industrie des masques" ou "cela créera de nouveaux emplois dans la santé et les hôpitaux". Prendre des mesures pour le climat apportera naturellement de nombreux avantages et bénéfices. Néanmoins, il est inutile de dire que nous ne serons pas en mesure de résoudre une crise que nous ne traitons pas comme une crise et dont nous ne comprenons pas l'ampleur.

Peut-être que jouer un rôle d'actrice ou d'acteur vous aide à dormir la nuit ? En somme dire des choses uniquement par plaisir, parce qu'elles sont écrites sur votre papier. Mais pendant que vous êtes occupé·es à travailler votre rôle, vous semblez oublier que la crise climatique n'est pas quelque chose d'éloigné dans le futur, elle prend déjà tellement aux personnes les plus affectées dans les zones les plus touchées.
Ce n'est peut-être qu'un jeu pour vous, un jeu pour gagner des votes, de la popularité, des points en bourse ou votre prochain poste bien rémunéré dans une entreprise ou un cabinet de lobbying. Ceux qui se concentrent sur l'emballage plutôt que sur le contenu, et ceux avec les discours les plus beaux et les politiques les plus sympathiques et myopes gagnent.

Vous pouvez évidemment continuer, et vous le ferez, à jouer vos rôles, dire vos répliques et porter vos costumes. Vous pouvez continuer, et vous les ferez, à faire semblant. Mais la nature et la physique ne sont pas dupes. La nature et la physique ne sont ni diverties ni distraites par votre pièce de théâtre.»

Le public s'est lassé. La comédie est terminée.

fin du discours
Greta Thunberg

https://blogs.mediapart.fr/olivier-claude-marchand/blog/020721/discours-de-greta-thunberg-aux-dirigeant-es-la-comedie-est-terminee

lundi 5 juillet 2021

Les fleurettes blanches

Les fleurettes blanches
tremblent tremblent au moindre souffle d’air
je vous vois penché sur le dessin de cette fleur dite «Le désespoir-du-peintre»
je vous imagine ainsi
penché sur votre table
après vous être crevé les yeux à tant de beauté,
dans le jardin – la rose de Damas,
la rose cent feuilles, la rose cannelle,
je vous imagine
vous voulez le dessin parfaitement fidèle
vous voulez la beauté encore, surtout la beauté
ça se paie
par des crampes dans les doigts, votre plume gratte la feuille, votre plume sévère de botaniste
recommence l'élan de la tige
l'arc du filet
au bout les anthères orange bourses à pollen
flottent
vous ne savez pas encore en l'année 1600 que ces sacs sont la semence mâle, vous ne savez rien de la manière mathématique des gonades
mais là, béant suant devant la page
pestant parce que vos doigts sont insuffisants
mais là, réfléchi pis qu'un moine
vous tremblez

déjà vous adoriez tout à l'heure, dans le jardin du prince-évêque, clos de fascines et de planches
(manquerait plus que ça que les gamins, les vagabonds maraudent une tulipe que vous avez fait venir de Turquie)
cela pendant trente ans ; cette adoration, c'est dire que vous n'êtes pas désespéré  
ni déçu ; cela ne se peut pas
quand on couve des yeux plus de deux mille plantes, quand on dessine plus de mille plantes
vous ne pouvez pas être amer
ni tourmenté

même si tout près du jardin d'Eichstätt, à un jet de pierre de Nuremberg,
même si par les forêts bavaroises, même si tout le Saint Empire romain germanique affûte ses guerres de religions à tour de bras
luthéranistes et catholiques, la belle étripaille
à coup d'épées de piques de haches, cette sanglade
à moins que ceci n'explique cela
votre adoration

là, penché sur votre bureau ; ravi  
même si vous râlez parce qu'il faut tailler la plume vingt fois, parce que l'encre dégouline, parce que le papier se froisse
parce que vos doigts sont indociles

vous avez fait fasciner les huit terrasses du jardin et recruté cinq jardiniers à temps plein

le grand Ludwig Jungermann s'occupe de la
rédaction de la partie scientifique du livre

vous avez dépêché des navires, des ambassadeurs, des princes jusqu'aux terres barbaresques pour collecter des spécimens si rares
ou très monstrueux

employé six graveurs, qui à leur tour vont se crever les yeux à recopier vos planches, sur des plaques de cuivre
en taille douce

vous observez vous examinez ; dans peu de temps, les premiers microscopes permettront une analyse plus pointue
vous êtes de ces humanistes qui ont foi en l'homme, en ses progrès

~
Les premières pages de "L'amour profane de Basilius Besler" d'Isabelle Pouchin
(édition Gaspard Nocturne, 2011)
 


mercredi 15 juillet 2020

Visionnaire

Et pourtant, nul désordre dans cette étonnante diversité ! Au contraire, les plantes groupées librement, suivant leurs affinités secrètes et la nature du terrain qui les porte, constituent par leur ensemble un spectacle emplissant l'âme d'une impression singulière d'harmonie et de paix. Là, rien d'artificiel ni d'imposé comme dans un régiment de soldats au geste mécanique, au costume uniforme, mais le pittoresque, le charme poétique, la liberté d'attitude et d'allure, comme dans une foule d'hommes de tous les pays où chacun se rapproche des siens. Il est vrai, dans ce ravin aussi bien que sur la terre entière, la bataille de la vie pour la jouissance de l'air, de l'eau, de l'espace et de la lumière ne cesse pas un instant entre les espèces et les familles végétales ; mais cette lutte n'a pas encore été régularisée par l'intervention de l'homme, et l'on croirait, au milieu de ces plantes si diverses et si gracieusement associées, se trouver dans une république fédérative où chaque existence est sauvegardée par l'alliance de toutes. Même les colonies de plantes étrangères à la nature libre sont respectées, du moins pour un temps : sur une corniche de terre qui s'est affaissée et qui reste suspendue au flanc de la berge, je vois se balancer les hampes flexibles d'une touffe d'avoine, humble colonie d'esclaves fugitifs aventurés dans un monde de libres héros barbares.
Élisée Reclus, Histoire d'un ruisseau, 1869

jeudi 20 juillet 2017

En France

Il y a beaucoup de confusion en ce moment en ce qui concerne l'État – le Pouvoir managérial – la Loi.
Lorsque j'était petit, je me souviens d'avoir été étonné de découvrir que la France n'était pas le monde et tout ce qui existe. À cette époque des années 50 peut-être les enfants étaient-ils baignés par la radio, les conversations des parents dans cet univers qui s'appelait la France. Chaque enfant baigne dans son environnement comme dans une totalité. Elle ne cesse de s'élargir. Cela l'émerveille.
Les enfants en savent plus que nous : L'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, l'espace dans lequel nous bougeons, la vie que nous sentons dans notre corps, que nous voyons dans celui des animaux et des plantes, les enfants savent que cela est à tout le monde, n'appartient à personne.
En grandissant ils seraient en droit d'attendre de nous les adultes qu'on leur apprenne comment se gère cette responsabilité commune.
Eh bien non ! Ils n'en ont rien !
Car les adultes sont tombés bien bas. Pour eux tout n'est qu'affaire personnelle, que bataille pour s'en approprier le maximum pour soi et ses complices. Les adultes ont régressé à l'état sauvage comme ils disent.
Regardez dans les yeux des enfants cette immensité de compréhension et de douceur.
Essayez de regarder dans les yeux de l'adulte au pouvoir : ils cachent leur vide par la fuite et l'agressivité.

mardi 14 février 2017

Monde de la rivière


Une bulle sur l'eau de la rivière

une bulle irisée si parfaite dans sa géométrie.

Un poisson monte à la surface, songe à la boire, cette bulle,

puis renonce, épargnant cette merveille.


Monde de la rivière

monde fluide, coulant de source...


La rivière irrigue les prés.

Elle aime les poissons, elle aime les prés

mais elle est silencieuse car l'amour ne se dit pas.

L'amour fait des bulles, c'est tout... mais qu'est-ce que c'est beau ! 


Geneviève Soubise