lundi 5 juillet 2021

Les fleurettes blanches

Les fleurettes blanches
tremblent tremblent au moindre souffle d’air
je vous vois penché sur le dessin de cette fleur dite «Le désespoir-du-peintre»
je vous imagine ainsi
penché sur votre table
après vous être crevé les yeux à tant de beauté,
dans le jardin – la rose de Damas,
la rose cent feuilles, la rose cannelle,
je vous imagine
vous voulez le dessin parfaitement fidèle
vous voulez la beauté encore, surtout la beauté
ça se paie
par des crampes dans les doigts, votre plume gratte la feuille, votre plume sévère de botaniste
recommence l'élan de la tige
l'arc du filet
au bout les anthères orange bourses à pollen
flottent
vous ne savez pas encore en l'année 1600 que ces sacs sont la semence mâle, vous ne savez rien de la manière mathématique des gonades
mais là, béant suant devant la page
pestant parce que vos doigts sont insuffisants
mais là, réfléchi pis qu'un moine
vous tremblez

déjà vous adoriez tout à l'heure, dans le jardin du prince-évêque, clos de fascines et de planches
(manquerait plus que ça que les gamins, les vagabonds maraudent une tulipe que vous avez fait venir de Turquie)
cela pendant trente ans ; cette adoration, c'est dire que vous n'êtes pas désespéré  
ni déçu ; cela ne se peut pas
quand on couve des yeux plus de deux mille plantes, quand on dessine plus de mille plantes
vous ne pouvez pas être amer
ni tourmenté

même si tout près du jardin d'Eichstätt, à un jet de pierre de Nuremberg,
même si par les forêts bavaroises, même si tout le Saint Empire romain germanique affûte ses guerres de religions à tour de bras
luthéranistes et catholiques, la belle étripaille
à coup d'épées de piques de haches, cette sanglade
à moins que ceci n'explique cela
votre adoration

là, penché sur votre bureau ; ravi  
même si vous râlez parce qu'il faut tailler la plume vingt fois, parce que l'encre dégouline, parce que le papier se froisse
parce que vos doigts sont indociles

vous avez fait fasciner les huit terrasses du jardin et recruté cinq jardiniers à temps plein

le grand Ludwig Jungermann s'occupe de la
rédaction de la partie scientifique du livre

vous avez dépêché des navires, des ambassadeurs, des princes jusqu'aux terres barbaresques pour collecter des spécimens si rares
ou très monstrueux

employé six graveurs, qui à leur tour vont se crever les yeux à recopier vos planches, sur des plaques de cuivre
en taille douce

vous observez vous examinez ; dans peu de temps, les premiers microscopes permettront une analyse plus pointue
vous êtes de ces humanistes qui ont foi en l'homme, en ses progrès

~
Les premières pages de "L'amour profane de Basilius Besler" d'Isabelle Pouchin
(édition Gaspard Nocturne, 2011)
 


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