dimanche 10 novembre 2024

Les mots se baignaient comme des gamins dans la rivière.
Je les ai surpris alors que monsieur Nuit, endormi sur la rive, laissait sa besace s'ouvrir et déverser son chaos nonchalant et grouillant. Comme des grenouilles ils sautaient dans l'eau, l'un après l'autre, avec des bruits sucés, happés, naissant des vases et des langes entremêlés. Je les devinais frileux et tièdes, dérangés dans leur nudité. Ils fusaient par petits groupes, involontairement lâchés de leur prison, déployaient des petits bras, disparaissaient dans l'obscur manteau du courant.

Je me tiens coi. Ils me prennent pour l'un des leurs ; et ils n'ont pas complètement tort. J'aimerais les rejoindre. Mais je ne sais pas si je suis au passé ou au futur, avant ou après leur temps, quelle est ma mesure, quand dois-je entrer dans le chant, dans le champ. Ou si j'en suis déjà sorti — déjà écrit, ça c'est certain. Je suis un lambeau dans cette eau, comme dans ce sac. Monsieur Nuit est le chef d'orchestre endormi, le chef d'orchestre retraité. Il est une image de moi-même, un collègue d'une autre génération. D'une autre mère.
J'ai perdu beaucoup de mots. Je vois là, aussi, une métaphore de ma mémoire. Je me blottis contre l'épaule de monsieur Nuit et je m'endors.

Je suis nul à la pédale. Mais ce n'est pas encore une priorité de mes apprentissages, pensé-je dans mon sommeil. 

 Journal de la rivière

dimanche 20 octobre 2024

  Je me retrouve dans cette courbe langoureuse des peupliers, en contrebas de la cabane où vivaient Maria, Hector et l'oiseau-chacal.

Ce sont des mots, ce sont des phrases qui dégoulinent des grands draps.
Elles vengent, ces lessives-là, des générations de femmes qu'on avait fait taire — parce que la grande rumeur du savoir tout puissant avait besoin de passer sur elles, de couvrir leur chant, de dominer leur plainte, de se nourrir de leur souffle, de leur chair, de leur baiser. Elles serrent ces draps lourds et trempés sur des fils de fer, à l'aide de pinces à linge qui leur étirent exagérément les oreilles (aux hommes) dans leur colère. La musique se gonfle et s'aiguise, va du raclement aux cris, des murmures, des feulements aux clameurs et au silence. Elles s'échappent de ces draps, le ciel s'en empare.

Pourquoi fais-tu sécher tes écritures, Maria, avait demandé un jour l'homme.

 Journal de la rivière

mercredi 25 septembre 2024

  Elle est d'un vert mat, laiteux, sans reflet sous le ciel mais intensément coloré. J'ajoute cette page au journal de la rivière.
Elle est ici dans une de ses plus grandes largeurs — juste avant le Pont Vieux, qui a quatre arches de pierre, depuis le moyen-âge, elle n'est plus très loin de sa confluence.
Ce vieux journal se laisse maintenant imaginer comme le pavement du square sous mes yeux : ses innombrables petits cubes de pierre ocres roux ou gris, orangés ou bleutés, piquetés de blanc, de rose, tachés de brun ou de rouille, dont aucun n'est identique à l'autre, formant des lignes courbes qui se suivent, s'organisent en vagues, en rémiges, en éventails qui semblent parcourus de brise et onduler comme une rivière. Quelques feuilles mortes s'y promènent, y font de courtes danses, de sèches musiques, des mimes arrêtés dans des positions fantasques. Le journal de la rivière a jeté toutes ses pages au vent, à l'eau, au sol, toutes différentes, toutes uniques mais toutes remplacées et renouvelées chaque jour. Pourtant elles n'ont que quelques mots toujours les mêmes pour définir leurs couleurs, leurs nuances, le regard qu'elles jettent au ciel, les pensées qu'elles reflètent.
Dario à côté de moi me surprend : cette couleur, dit-il, est due à la vie intense qui est au-dessous. Je n'y avais pas pensé.

Journal de la rivière

jeudi 31 août 2023

Familiarités

 Sur le pont, au passage nous nous caressons — moi de quelques mots, infimes, intimes, poissons volants ricochant sur elle sans même avoir été prononcés, elle de sa couleur languide débordant le ciel jusqu'à moi, m'adoptant tout entier dans le jour.
Ces petites familiarités d'un instant, marginales à tout discours, à tout emploi du temps, sont en fait au centre de l'existence, au centre et sur le front, faisant face à l'avenir. Elles ouvrent la vie sociale, comme une étrave ouvre la mer — éclatement d'espoir à la vie des terrestres.
Ces petites familiarités me font penser à Bruno Latour qui a vu "un air de famille" se faire jour parmi nous et le monde.

Journal de la rivière

Bruno Latour, Où suis-je, 2021

jeudi 2 février 2023

Les ravaudeurs

 Tout ce qu'il y a dans nos cabanes : de la lumière, de l'air, quelques outils, quelques objets, des livres, du papier, des crayons. Et puis nous, qui entrons et sortons, partons, pour certains, arrivons, pour d'autres... Les ravaudeurs, j'emprunte ce nom, provisoire, au dernier livre de Bruno Latour.

« Sur Terre, rien n'est exactement "naturel" si l'on entend par là ce qui n'aurait été touché par aucun vivant : tout est soulevé, agencé, imaginé, maintenu, inventé, intriqué par des puissances d'agir qui, d'une certaine façon, savent ce qu'elles veulent, en tous cas visent un but qui leur appartient en propre, chacune pour elle-même. Il y a peut-être bien des "choses inertes", des formes qui se défont sans but ni volonté, mais pour les trouver, il faut aller de l'autre côté, en haut vers la lune, en bas vers le centre du globe, au-delà du limes, dans cet Univers qu' l'on peut connaître, mais dont on ne pourra jamais avoir d'expérience corporelle. On le connaît d'ailleurs d'autant mieux, cet Univers, qu'il s'agit de choses qui s'effondrent peu à peu selon des lois qui leur sont extérieures, et dont l'effondrement est par conséquent calculable à la dixième décimale près. Alors que les agents qui soulèvent et maintiennent Terre, on a toujours un peu de peine à les calculer, car ils s'obstinent, sans obéir à aucune loi qui leur serait étrangère, à remonter la pente que les autres ne font que descendre. Comme ils rament toujours à contre-courant de l'entropie, avec eux, c'est toujours la surprise. "Infra-lunaire" et "supra-lunaire", finalement, ce n'était pas de si mauvais termes pour repérer le tracé de cette grande répartition.
Ce serait commode de dire que la génération de tes parents voient la mort partout et que la génération suivante voit la "vie" partout, mais le terme n'a pas le même sens dans les deux camps. Ceux qui se considèrent comme les seuls êtres doués de conscience au milieu des choses inertes, ne comptent comme vivants qu'eux-mêmes, leurs chats, leurs chiens, leurs géraniums et peut-être le parc où ils vont se promener, une fois Grégor jeté aux ordures, à la fin de la nouvelle. Or "vivant" pour toi qui as subi la métamorphose, ne se dit pas seulement des termites, mais aussi de la termitière en ce sens que, sans les termites, tout ce amas de boue ne serait pas ainsi agencé, dressé comme une montagne au milieu d'un paysage (mais il en est de même, de ladite montagne et dudit paysage...). Sans oublier, réciproquement, que les termites ne vivraient pas un instant hors de la termitière qui est à leur survie ce que la ville est aux urbains.
J'ai besoin d'un terme qui dise que, sur Terre, "tout est vivant", si tu entends par là aussi bien le corps agité des termites que le corps rigide de la termitière, les foules qui se pressent sur le pont Charles aussi bien que le pont Charles, le renard aussi bien que la peau de renard, le castor aussi bien que son barrage, les bactéries et les plantes aussi bien que l'oxygène qu'elles émettent. Bioclastique ? Biogénique ? En tous cas artificiel en ce sens quelque peu inhabituel que l'invention et la liberté y sont toujours engagées — d'où les surprises à chaque pas. Sans oublier la sédimentation qui fait que la termitière, le pont Charles, la fourrure, le barrage et l'oxygène demeurent un peu plus longtemps que ceux dont ils émanent — à condition que d'autres puissances d'agir, termites, bâtisseurs, renards, castors ou bactéries en maintiennent l'élan. Contrairement aux étranges habitudes de la génération qui nous précède, nous autres les terrestres, nous avons appris à utiliser l'adjectif "vivant" pour désigner les deux listes, celle qui commence par termite, et celle qui commence par termitière sans jamais les séparer. Ce que les autres peuples n'avaient jamais oublié. »

Extrait de Où suis-je ? de Bruno Latour, 2021

samedi 21 janvier 2023

Double page du matin

à André

Ce 21 janvier, imagine un autre décor, ma maison-cabane dans la ville, avec ses fenêtres de chaque côté. Quelques grains de neige sur les toits à mon lever. Et bien vite un éclatant soleil déjà haut dans le ciel. Tandis qu'à l'ouest, vers ton Auvergne, un magnifique velouté bleu prune.
Trois corbeaux passent sans me saluer personnellement mais je sens dans leur tranquille brassée de concert l'amical compagnonnage auquel ils m'associent, et je n’empresse de leur rendre la pareille en leur ouvrant une page de ma fenêtre.

lundi 26 septembre 2022

Sautant d’une rivière à l’autre comme d’un arbre à l’autre, j’atterris sur une montagne, dans un chaos de granite aux couches brisées, soulevées, cassées, desquelles surgissent les longues racines des pins plongeant dans les profondeurs, forçant ou tentant de forcer la dureté des roches avec leur tendre force nourrie d’eau et de soleil, mais le vent, la tempête, la neige qui s’en sont mêlé au cours des âges et tout récemment encore laissent tout cela dans un enchevêtrement titanesque de vies et de morts, sur lequel la fourmi humaine se déplace, ou croit se déplacer quand tout en réalité bascule dans le mouvement du temps, et dévale en galaxies.
Les grands pins élancent vers le ciel leurs troncs couverts de larges touches d’ocre rouge étagées comme dans une peinture d’André Derain. Ils ont cette matière légère et douce, ni tiède ni fraîche ni chaude, idéale pour le bonheur de la main, cette écorce qui se brise et nous reste comme un inestimable cadeau du monde, friable friandise pour le regard et le toucher qu’on émiette et laisse couler sur le sol. En bas, la rivière sortie au soleil de sous le pied de la montagne décrit de larges méandres dans un vaste lit pierreux avant de trouver le fleuve rageur qui va la descendre à la mer. Très haut des oiseaux blancs, aigrettes ou mouettes, promènent leur regard sur la rivière bleue qui serpente toute petite en dessous. Nous les voyons dériver, s’attendre, partir ensemble, tandis que nous sommes (ou paraissons), comme sont les remous blancs dessinés sur la rivière, immobiles sur un chemin de fourmis.
 

 Journal de la rivière 20